« T’as donc jamais eu la moindre ambition dans la vie, à part refourguer des coussins péteurs ? » Le sarcasme, acide, est adressé par une trentenaire à son daron farceur ; prof de musique avec à peu près tout du soixante-huitard à la ramasse, qui passe effectivement le plus clair de son temps à tenter des blagues plus ou moins drôles avec un goût particulier pour le travestissement crado, gentiment loufoque et théâtral. La jeune femme, en revanche, ne rigole pas.
Carriériste, véritable bourreau de travail, Ines Conradi (Sandra Hüller) doit en effet faire face au stress permanent et au cynisme de son travail dans un cabinet de conseil – vantant sans scrupules les bienfaits économiques du licenciement de masse – ou se cogner la misogynie bien grasse des hauts cadres d’entreprises qu’elle fréquente. Même lorsqu’elle couche avec un collègue, comme pour relâcher la pression, son ennui paraît palpable… Spleen. Evidemment, lorsque son papa (Peter Simonischek) vient squatter à Bucarest, où Ines travaille, pour reprendre contact avec elle, deux générations et parcours assez diamétralement opposés se retrouvent face à face.
Deux heures quarante-deux pour raconter ça ? Eh oui, pas moins. Et sans qu’il y ait de superflu. On en redemanderait même. Car l’originalité et la force de ‘Toni Erdmann’ consistent justement à faire la part belle aux moments de latence, aux hésitations, pour finir par rendre palpable l’incapacité de communiquer entre ce père et cette fille. Evoquer au cinéma l’incommuniquabilité (ce dont les cinémas de Bergman, Antonioni ou Rosselini ont pu être friands) a souvent impliqué de jouer la carte d’une temporalité longue, extensive, ouverte. En mêlant fantaisie et mélancolie avec une poésie douce, qui s’affirme peu à peu, le film passe tout seul, naturellement. Jusqu’à réussir à émouvoir en un seul mot, en un simple geste.
Présenté au Festival de Cannes 2016 (dont il repartit bredouille au grand dam de la majeure partie de la critique), ‘Toni Erdmann’ est un film humble et tendre, sans effets de manche mais capable de beaucoup de fantaisie. Surtout, ce troisième long métrage de l'Allemande Maren Ade reste délicieusement en tête ; par ses détails, son expression juste et délicate des sentiments, et par ce qu’il dit, aussi, du monde du travail contemporain ou de la famille. Des films comme ça, on n’en voit pas souvent : raison de plus pour ne pas passer à côté.