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Une vraie bombe : certes, le jeu de mots paraît un peu facile pour qualifier le nouveau long métrage de Bertrand Bonello, Nocturama, mystérieuse histoire de jeunes gens qui font littéralement sauter Paris. Pourtant, l'expression convient à merveille à ce film d’une intensité contemporaine et d’un radicalisme assez inédits.
L’insurrection qui vient
Après deux envoûtants films en costumes (L’Apollonide : Souvenirs de la maison close en 2011, Saint Laurent en 2014) et un premier rôle devant la caméra dans l’étonnant et autofictionnel Le Dos rouge d’Antoine Barraud, Bertrand Bonello revient donc avec cette fiction puissamment plongée dans le Paris – et la France – d’aujourd’hui. Ce qui constitue, déjà, une première surprise venant d’un cinéaste majoritairement vu comme un esthète au dandysme assez baudelairien.
Toutefois, c’est surtout à travers son thème, en particulier vu le contexte politique actuel, que le film dynamite clairement les attentes, jusqu’à créer chez le spectateur un suspense, une tension, une excitation parfois incroyables. Pour le dire simplement, Bonello s’attaque ici au sujet le plus casse-gueule qu’on pourrait imaginer. Le terrorisme. Un vrai travail d’équilibriste, dont il se tire avec une virtuosité à la fois laconique et implacable.
Paris brûle-t-il ?
Résumons. A l’origine, il y a le ballet d’une demi-douzaine de jeunes hommes et femmes, apparemment de tous horizons sociaux ou origines (de l’étudiant à Sciences-Po au vigile d’une tour de bureaux), qui se croisent – ou pas, d’ailleurs – à travers les couloirs du métro parisien. Des séquences mutiques, nerveuses, formidablement orchestrées, où se dévoile peu à peu un projet commun : plastiquer les lieux symboliques du pouvoir politique et financier de la capitale. Avant de se retrouver dans un centre commercial. Et d’attendre de voir Paris en flammes.
Autrement dit, à mi-chemin entre Nuit Debout et Fight Club, Etienne de La Boétie, Ulrike Meinhof et une certaine idée de l’anarchisme, c’est une révolte brutale, sans revendication, qui semble se mettre en place, posant ainsi une question politique au sens le plus large : celle du refus de la servitude devant le pouvoir et les élites de tous bords. Toutefois, cette question, Bonello a la finesse de l’adresser au spectateur, plutôt que d’y répondre frontalement.
Nul doute, donc, que Nocturama mette les pieds dans le plat. Surtout à une époque où les médias ne parlent que de terrorisme. Mais, laissant en suspens les motivations de ses protagonistes, le film paraît peu à peu lorgner vers un absurde assez camusien, qui pourrait trouver son origine dans certains textes de Dostoïevski. C’est-à-dire qu’il ne situe absolument pas l’insurrection à un niveau militant, mais plutôt symbolique, profondément humain, peut-être même métaphysique ; tout en lui donnant pour cadre le Paris d’aujourd’hui. Celui de l’état d’urgence, de Manuel Valls, des couloirs crades du métro et du chômage de masse des jeunes.
Convergence des révoltes
Plutôt qu’à cette fameuse « convergence des luttes » qui fut l’un des leitmotivs des rassemblements du début d’année place de la République, c’est donc davantage ici à une convergence des colères, des rebellions, des dissidences, des insoumissions qu’on a affaire – rassurez-vous, pour ceux qui auraient un doute : on est donc très, très loin de Daesh.
Une remarque tout de même : formellement virtuose, le lyrisme de Nocturama pourra sans doute, paradoxalement, décevoir ceux qui attendraient de lui un message clair, net, précis. Un mot d’ordre ou de ralliement. Pourtant, c’est précisément cet angle mort de la fiction qui fait à la fois le charme et la force du film de Bertrand Bonello, évacuant les revendications pour leur préférer une passionnante galerie de portraits : ceux de ces jeunes gens en colère, interprétés par des comédiens dont on a, pour certains, déjà pu croiser les visages (en particulier celui de Finnegan Oldfield, récemment vu dans Bang Gang, une histoire d’amour moderne d’Eva Husson) et d’autres dont c’est ici le premier rôle au cinéma.
Comme toute tragédie qui se respecte, Nocturama respecte une unité de temps et de lieu qui lui confère une puissance formelle immédiate. Mais ce sont, au bout du compte, ses personnages qui, au-delà de l’histoire du film, restent en tête. Avec leurs hésitations, leurs fêlures, leur radicalité du désespoir. Des personnages fictifs – la part de fiction, parfois presque onirique, restant indéniable de bout en bout – et pourtant saisissants de contemporanéité.
Au fond, ce sont donc bien ses anti-héros qui font de Nocturama, titre emprunté à Nick Cave, un film audacieux, important même, sur la jeunesse d’aujourd’hui. Sur la perte d’espoir, et sur le moment de bascule que chacun pressent, et que la déliquescence de l’actuelle organisation politique et sociale ne pourra probablement éviter... Guerre civile, mon amour ? En y songeant, on se dit alors que, peut-être, le dernier long métrage de Bertrand Bonello ne manque pas d’un certain optimisme.