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A travers son titre comme à travers les idées qu’il lance à la cantonade, ‘Adieu au langage’ ressemble à une révérence, à une ultime pirouette de Jean-Luc Godard. Et disons-le tout de suite : ce qu’on peut trouver dans cette courte missive d'à peine une heure dix est tout simplement incroyable. D'abord d'un point de vue formel, où Godard paraît inventer une inédite 3D d'auteur, d’une ironie souvent rageuse, jouant avec les nerfs optiques, les perceptions et le psychisme de ses spectateurs. D'autre part, le propos même du film, tour à tour philosophique, funéraire, comique, anarchiste ou scato, ne ressemble en rien à une lettre de démission. Au contraire, Godard se moque de sa propre mort (« Il dit qu’il meure… – Eh bien, qu’il meure ! »), lançant un regard acide, au-delà du désespoir, vers ce qui pourrait finalement constituer, à son sens, un fond possible de l’existence. L’altérité, l’animalité, la société des hommes contre les machines étatiques : voilà quelques-uns des thèmes qui traversent cet ‘Adieu au langage’ ésotérique, où Levinas croise Mary Shelley, des citations de Marcel Duchamp ou de Pierre Clastres, où l’histoire tragique du XXe siècle trouve des échos façon YouTube dans le regard d’un chien…
Psychédélisme philosophique ou philosophie psychédélique, dilution dans la sensation pure d’un art vidéo tridimensionnel : Jean-Luc Godard a tellement d’avance sur le cinéma actuel que certains resteront certainement – comme à chaque fois – à l’extérieur de son film. Qu’importe. Après tout, même Picasso aura essuyé des critiques comparables à celles qui s’adressent aujourd’hui à ‘Adieu au langage’ : on n’y comprend rien, c’est n’importe quoi, ce n’est plus de l’art, il se fout de la gueule du monde, un gamin de 8 ans ferait pareil… Bref, on connaît la chanson (réactionnaire), on l’entend même partout ces temps-ci. Sauf que Godard, imperturbable, invente ici une perspective inédite – au sens propre comme au figuré – et une forme filmique proche de la magie noire. Qu’on en sorte euphorique ou agacé, écartelé par sa beauté ou interdit devant son étrangeté radicale, ‘Adieu au langage’ demeure un film incomparable, une expérience visuelle, sonore et psychique sans commune mesure. Et une leçon de liberté punk comme on n’en voit jamais.