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« Je donne toujours mon 100 % » : notre conversation avec la chef Suyin Wong

Écrit par
Dave Jaffer
Suyin Wong
Photograph: Patricia BrochuPastry chef Suyin Wong
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On a des bons chefs à Montréal, et on a aussi d’excellentes cheffes : on veut entendre leur histoire ! Découvrez leur parcours dans cette série d’entretiens menés par le Time Out Montréal, alors que nous nous intéressons au travail exemplaire de ces femmes de l’industrie gastronomique montréalaise, toutes représentées au Time Out Market Montréal. Dans cette troisième rencontre, nous avons discuté avec la cheffe Suyin Wong l’artiste derrière les créations de Hof Kelsten et les délices de Hof SuCrée, situé au marché — de ce qui l’a amenée à passer de la bourse à la pâtisserie en France, jusqu’à ses influences culinaires et à ses prises de risques.

Nous avons modifié le propos de l’entrevue pour des raisons de concision et de clarté.

L’histoire de Suyin Wong n’est pas sans rappeler une histoire hollywoodienne. Imaginez : une femme née à Singapour, perfectionniste (mes mots, pas les siens !), élevée à Vancouver, qui décide du jour au lendemain de quitter une carrière payante, mais qui la rend littéralement malade, pour travailler gratuitement dans le monde culinaire en effectuant un stage. Elle parfait sa technique à Paris et devient l’une des figures de proue dans sa nouvelle ville, où elle vit aujourd’hui heureuse, en santé et accomplie. On sait que vous écouteriez son histoire portée à l’écran, et, soyons honnêtes, nous aussi.

Suyin Wong

Photograph: Logan Mackay

Quel est ton nom, que fais-tu dans la vie et depuis combien de temps ?

Mon nom est Suyin et je suis une cheffe pâtissière depuis 2008. 


Quand es-tu arrivée à Montréal ?

En 2012, après avoir vécu quelques années en France, j’ai déménagé à Montréal. Au cours des dernières années, j’ai régulièrement transité entre les deux. 

Te sens-tu enracinée, que ce soit ici ou ailleurs ?

Je ne me sens pas tant enracinée que je me sens à la maison. Pour moi, Montréal est une ville merveilleuse et accueillante. Je ne m’y sens pas jugée, et j’aime mon expérience ici.

T’es-tu toujours imaginé devenir cheffe pâtissière ? Est-ce un parcours que tu chéris depuis toujours ? 

Non ! J’ai travaillé dans le milieu financier comme négociatrice boursière. C’était un emploi particulièrement stressant et j’ai dû démissionner alors que j’étais encore très jeune tellement ça me rendait malade. C’est pourquoi je me suis réorientée.


Quel âge avais-tu ? De quels maux souffrais-tu ?

J’ai commencé à échanger des actions à 19 ans pour une dizaine d’années. J’avais des accès de paniques et le zona, et ça a mal viré. Je buvais beaucoup, j’étais irritable, j’étais tout le temps tendue.

Alors, comment t’en es-tu sortie ?


J’ai pris la décision de voyager, ce que j’ai fait une année complète. Je suis allée en Australie et en Asie du Sud-Est… tu sais, le genre de chose qu’on fait à cet âge-là — je devais avoir 27 ou 28 ans — avant de revenir à Vancouver et de découvrir que je ne pouvais pas continuer comme ça. Ce mode de vie était trop pour moi. Oui, c’est payant, c’est ce qui te pousse à continuer, surtout quand tu commences dans le milieu et que t’as encore beaucoup à découvrir dans la vie.


Ok, donc tu as délaissé cet emploi aussi payant que malsain : mais comment diable es-tu devenue cheffe pâtissière ?

À l’époque, je vivais à Vancouver en colocation et nous aimions recevoir des amis. Je me suis retrouvée à cuisiner tout le temps. J’adorais ça ! C’était la seule chose qui me rendait vraiment heureuse. D’ailleurs, je n’ai jamais étudié pour devenir pâtissière. Pour tout dire, j’étudiais dans une académie culinaire de Vancouver : the Pacific Institute of Culinary Art. C’était un programme vraiment intensif, six mois à temps plein. Et je me suis investie durant ces six mois ! À l’époque, j’étais stagiaire au restaurant Lumière, un genre de Toqué ! mais à Vancouver. J’avais terminé mes études et j’ai quasiment dû les supplier pour qu’ils me donnent une job, finalement pour me faire dire « ah, on n’engage pas présentement ». Super ! Heureusement pour moi, quelqu’un a démissionné le jour même et on m’a engagée. J’ai travaillé là quelques années, mais ça s’est compliqué avec le temps.

De quelle façon ?

Je vais dire quelque chose de vraiment « fifille », mais j’étais mal à l’aise à l’idée de tuer des crabes, des homards ou tout autre crustacé de grande taille. J’peux juste pas ! Ça me fait peur ! À un point tel qu’un jour, je me suis dit : « je dois m’en aller en pâtisserie sans quoi je vais devoir dire au revoir à ce milieu… et je ne peux pas me le permettre, ça fait plus d’un an et demi que j’essaie d’avoir un pied dans la porte ». J’avais 30 ans à l’époque, je n’avais pas de temps à perdre. C’est à ce moment que je me suis présentée à leur pâtisserie et que j’ai été engagée comme pâtissière.

Toujours à Lumière ?

Oui, à Lumière. Et un an et demi après cette expérience, je suis allée en France et j’y ai étudié la pâtisserie. 

À t’écouter, on dirait que tu sautes des étapes ! Explique-nous ton parcours de Vancouver à la France jusqu’à Montréal.  

Lumière a été acheté et vendu au groupe Dinex, de Daniel [Boulud] et de tous les « Daniels resturants » de New York et des États-Unis. Le chef pâtissier du groupe, l’adorable Eric Bertoi, un de mes mentors, m’a coaché pendant une année complète. Un jour, je lui ai dit que j’allais partir en France et il m’a dit : « hey, j’ai un ami là-bas, il a une pâtisserie, passe lui dire allô ». Je me suis donc envolée à Paris, mais je ne cherchais pas de job puisque j’en avais déjà un. J’ai tout de même visité la pâtisserie. Je ne connaissais pas un mot de français, c’était horrible ! Reste que j’ai eu un coup de cœur. Je me suis dit : « wow, je me vois travailler ici » et j’ai fini par y passer deux ans. J’ai appris le français et tout ce que je devais connaitre de la pâtisserie, et [Eric] m’a appelée quand mon visa français allait expirer pour m’offrir d’ouvrir la Maison Boulud ici à Montréal.


Outre Eric, qui t’a influencée ?

Je peux nommer trois influences qui ont été majeures pour ma carrière. Eric m’a offert une opportunité que je n’aurais jamais considérée possible. Ensuite, Wendy Boys, la cheffe pâtissière qui m’a engagée à Lumière ; c’est une femme forte, elle sait ce qu’elle fait ; elle a fait ses preuves en cuisine, alors ne la faites pas chier. Elle m’a tellement appris ! Alors je dirais qu’Eric, Wendy et mon chef en France, Frédéric Tessier, ont été mes plus grandes influences professionnelles. Dans le cas de Frédéric, il m’a pas mal tout appris, sans blague ! La meilleure chose qu’il m’a montrée est d’être juste avec son équipe et de savoir agir en leader, d’assumer ses erreurs, bref, il m’a montré un tas de choses.

Suyin Wong

Photograph: Logan Mackay

Et le travail d’équipe, ou les équipes en général, car on sait que le milieu de la restauration est particulièrement dur pour les femmes, c’est comment ?

C’est correct. Je pense qu’il y a plusieurs sortes de restaurants : les restaurants sont différents des comptoirs de service, ce que je fais. Je travaille dans une pâtisserie ; en France, j’étais aussi dans le même type d’environnement. Cependant, je dois admettre qu’à Vancouver, c’était une cuisine beaucoup plus difficile. Beaucoup de, je n’irai pas jusqu’à dire de harcèlement sexuel, mais il y avait beaucoup de… écoute, personne ne m’a harcelée, parce que je ne me laissais pas faire ; je répliquais à 150 %, histoire d’établir mes limites. Je ne cherche pas le trouble, mais j’écoute, je suis attentive, et ça me ne dérange pas trop d’entendre ce genre de chose, parce que ce ne sont que des paroles. C’est quelque chose que j’arrive à bloquer. Ça ne m’affecte pas.


Mais tu as vu des gens que ça affectait.


Oui, j’ai vu des gens qui étaient affectés par ça. Mais ce que j’ai appris de tout ça, c’est que j’ai une très bonne éthique professionnelle. Je donne toujours mon 100 %, tous les jours : peu importe ce qui arrive, je m’arrange pour que le travail soit fait. Je suis quelqu’un de vraiment focus. Certaines personnes sont un peu plus affectées que d’autres par leur environnement, mais ce n’est pas mon cas. 

La croyance populaire veut que la cuisine soit un boys’ club, mais aussi un club de gars déchus. Est-ce vrai ? L’était-ce à l’époque ?

Je crois que ça a beaucoup changé, quoi que je n’aie pas travaillé dans une « cuisine » cuisine depuis longtemps. Je n’ai jamais été « la fille » de la cuisine, j’étais perçue comme un membre de la gang. Bref. C’est ça.


Est-ce que tu devais faire partie de la gang pour t’en sortir ?


Quand je suis arrivée dans l’industrie, j’avais 30 ans, alors j’avais déjà un avantage ; j’étais plus âgée et plus mature. Et honnêtement, ça n’a jamais été un problème pour moi. Je n’ai jamais eu à dire des trucs comme « come on les gars, ça s’fait pas ».

Crois-tu que le milieu change alors ?

Oui.

Quand des changements comme ça s’opèrent, il va toujours y avoir quelqu’un pour dire des choses comme : « les cuisines étaient beaucoup mieux avant ! ».

Ouai, mais en même temps, ceux qui disent ça partent à la retraite ou ils ne peuvent tout simplement plus cuisiner. Ils sont trop vieux pour travailler debout 16 heures par jour. On voit apparaitre aujourd’hui une nouvelle génération, plus jeune, qui ne voit pas les femmes [dans la cuisine] comme une « femme », mais bien comme une autre personne, tout simplement.

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