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« J’étais résolue à le faire » : notre conversation avec la chef Cheryl Johnson

Écrit par
Dave Jaffer
Cheryl Johnson, Time Out Market Montréal
Photograph: Patricia Brochu
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Il y a de bons chefs à Montréal, et puis il y a de grands chefs à Montréal – ceux dont nous voulons entendre l’histoire. C'est ce que vous trouverez dans ces entrevues, une série où Time Out Montréal parle aux incroyables femmes qui représentent le meilleur de la scène gastronomique de cette ville, que l'on retrouve toutes au Time Out Market Montréal. Pour notre cinquième entrevue, nous avons parlé à la chef et restauratrice Cheryl Johnson, chef de la grande maison culinaire Montréal Plaza et de son excellent dérivé, le Montréal Plaza Deli. C’est l’histoire d’une fille de militaire qui se retrouve à la Culinary Institute of America et qui devient une chef incroyable, un leader dans ses cuisines. Et c’est aussi l’histoire de ce qui rend Montréal exceptionnelle.

Nous avons modifié le propos de l’entrevue pour des raisons de concision et de clarté.

Il n’y a pas de méthode unique pour devenir chef, mais si vous parlez à suffisamment d’entre elles, un élément commun émerge : quelqu’un leur a dit « hey, c’est ça que tu devrais faire, donc va le faire ». Cheryl Johnson a introduit Montréal Plazza au monde en collaboration avec son associé, Charles-Antoine Crête. Et si vous l’avez déjà rencontrée, il est difficile d’imaginer qu’elle ait besoin qu’on la convainque de quoi que ce soit. Pourtant… Comme beaucoup d’autres, son chemin vers le Culinary Institute of America, vers Montréal, vers Toqué ! et au-delà a commencé parce que quelqu’un a vu en elle ce qu’elle-même ne voyait pas.

Montréal Plaza, Time Out Market Montréal
Montréal Plaza, Time Out Market Montréal
Photograph: Patricia Brochu

Comment est-ce que tout a commencé ?

Je vais vous donner la version courte de la version longue. Je suis moitié Philippienne, moitié Américaine. Je suis né aux Philippines, j’y ai vécu jusqu’à l’âge de 12 ans. Nous avons beaucoup bougé : mon père était entrepreneur dans l’armée. Nous déménagions à peu près tous les deux ou trois ans. Ma première expérience en cuisine a eu lieu en Californie, au hasard ; j’ai décidé un jour de travailler dans un restaurant.

Est-ce que tu vivais là, ou tu avais déménagé par hasard ?
Je vivais là-bas. J’étudiais pour devenir ingénieure. J’étais inscrite en génie. J’ai commencé à travailler dans un restaurant, sur le plancher. J’ai toujours aimé cuisiner, mais à l’époque, il y a une vingtaine d’années, avant les chefs étoilés, ce n’était pas vraiment une carrière envisageable.

Dans quel sens ? « Envisageable » ?

Ma famille est composée majoritairement d’ingénieurs et d’informaticiens. Arriver et dire « oh je vais devenir chef », ce n’était pas réaliste.

Comment es-tu tranquillement passée de l’avant, sur le plancher, à l’arrière, dans la cuisine ?

J’ai fini par supplier tellement fort qu’ils m’ont pris dans la cuisine. J’ai eu une conversation avec la fille du propriétaire qui gérait l’endroit et elle [m’a demandé] « si tu n’étudiais pas en génie, qu’est-ce que tu ferais ? ». J’ai répondu « je travaillerais dans une cuisine, sans aucun doute ». Et elle m’a répondu : « Alors pourquoi est-ce que tu travailles sur le plancher et pas dans la cuisine ? Pourquoi n’es-tu pas à l’arrière avec les autres ? » Ça été le déclic. « Je pourrais ? »

Quel restaurant c’était ?

Tomiko. Encore aujourd’hui, ce sont de bons amis. C’est à San Diego, Encinitas. [Note du rédacteur : Tomiko a fermé ses portes en 2013.]

C’est à ce moment-là que tu es devenue cuisinière ?

Sa mère, une Taïwanaise de 70 ans, était encore la propriétaire. Elle gérait la place et toute la cuisine. Au début, elle a dit non, mais l’étincelle était déjà là et j’étais bien décidé à le faire. Je me suis dit : « J’en ai rien à foutre, je vais faire la vaisselle s’il le faut, même si je dois le faire gratuitement, je préfère être derrière que devant ». Et elle a cédé. À l’avant du restaurant, il y avait tous les Japonais du sushi-bar et il y avait un tas de Mexicains à l’arrière, et ils étaient tous là, genre « qu’est-ce que tu fais ici ? ». Et puis ils sont tombés dans la merde pendant le service et ils ont commencé à me demander de l’aide et ont réalisé, « hé, elle sait tenir un couteau, elle sait ce qu’elle fait ». Un an plus tard, je suis devenue la responsable de la cuisine.

Et où as-tu appris à tenir un couteau en premier lieu ?

À la maison. Mon côté philippin de la famille est énorme et dans les familles asiatiques, tout tourne autour de la nourriture. On est toujours en train de manger. Tous mes oncles et toutes mes tantes, en fait tout le monde sait cuisiner dans ma famille. Mon père est en fait un très bon cuisinier. Je dirais que ma mère et lui partageaient 50/50 dans la cuisine.

Cheryl Johnson, Time Out Market Montréal
Cheryl Johnson, Time Out Market Montréal
Photograph: JF Galipeau

Comment en es-tu venue à déménager à Montréal ?

La fille de la même propriétaire, c’est elle qui m’a poussé à aller à l’Institut culinaire. Elle m’a dit quelque chose du genre « tu dois aller à l’école de cuisine et tu dois prendre ça au sérieux ». Elle m’a aidé, j’ai été acceptée. Et pendant mon séjour à la Culinary Institute of America, j’ai dû faire un stage de cinq mois et c’est ainsi que je me suis retrouvée à Montréal. Je ne voulais pas rester aux États-Unis, je voulais aller ailleurs. Et lorsque vous allez ailleurs, vous devez prouver que vous parlez couramment la langue à 100 %. J’ai donc trouvé une petite faille. Montréal est très bilingue anglais et français et j’ai fait des recherches sur les restaurants. C’est comme ça que je me suis retrouvée à Toqué ! Le premier jour de ma période d’essai, la personne qui a ouvert la porte quand j’ai frappé c’était Charles-Antoine, qui est maintenant mon associé. Je ne savais pas à l’époque que ma vie allait changer.

La culture des cuisines est souvent décrite comme « un club de gars » et on l’associe beaucoup à la débauche, à la misogynie et à l’inconduite sexuelle. Comment décrirais-tu ton expérience ?

À Tomiko, les responsables étaient des femmes. Puis j’ai déménagé à Toqué ! où, même il y a de cela 20 ans, c’était pareil. Pour moi, il n’a jamais été question d’être une femme dans la cuisine. Ça toujours été naturel. Charles-Antoine, qui, à l’époque, était le chef de cuisine, a toujours pensé qu’il fallait un équilibre entre les hommes et les femmes. Avoir trop d’un ou de l’autre n’est pas une bonne chose. Vous devez avoir les deux.

Pourquoi devrait-on avoir les deux ?

Ça crée un bon tempérament. Trop de garçons, il y a trop de testostérone ; trop de femmes, c’est le contraire. Nous sommes un homme et une femme partenaires, et c’est drôle. On a presque une relation mère/père avec nos employés. Ils vont se tourner vers moi pour certaines choses et vers Charles-Antoine pour d’autres. Tout le monde sait qu’à la fin de la journée, on se parle et que tout est transparent. Nous sommes une entreprise très axée sur la famille.

Tu affirmes ne pas avoir vécu de traitements différents en tant que femme et tu n’es pas la seule des personnes que nous avons interrogées à le dire. Mais alors pourquoi est-ce que les cuisines continuent d’avoir une si mauvaise réputation ?

Les anciennes façons de penser sont toujours là. Mais ça dépend aussi de l’endroit. Si vous allez en France, ce n’est pas la même chose qu’ici, la mentalité n’est pas la même. Pas seulement pour les femmes, mais pour les cuisiniers en général. Les cuisines s’acharnent [à conserver] cette mentalité machiste. Pas seulement avec les femmes, mais entre eux aussi. J’ai entendu des histoires débiles du genre : vous travaillez dans la même cuisine, mais le gars à côté de vous monte la température du fourneau quand vous avez le dos tourné et votre plat brûle. Tout ça juste pour vous mettre dans la merde. C’est une compétition continue. Mais pas une expérience que j’ai vécue moi-même.

Et qu’en est-il de Montréal ?

Pour moi, Montréal n’est pas prise avec cette mentalité. C’est sûr que ça existe, c’est sûr qu’il y a des endroits comme ça. Il y en a partout. Mais en général, c’est plutôt une communauté. Une des choses que je trouve les plus belles dans l’industrie en général ici, c’est qu’il n’y a pas de compétition entre les chefs. Si, par exemple, nous trouvons un nouveau fermier qui a un produit précis ou un pêcheur qui a en a un autre, mais en petites quantités, au lieu de les garder pour nous, nous appelons nos autres amis chefs. Nous leur disons « hey je viens de trouver ce type qui a des coquilles Saint-Jacques fraîches, je vous en apporte ». Tout le monde aide tout le monde à grandir. Cette culture d’acharnement, elle n’existe pas vraiment ici. C’est sûr que ça existe dans certaines cuisines, je ne dis pas que tout est parfait et que tout le monde est beau, mais est-ce que je connais ces gens ? Est-ce que j’ai travaillé là ? Est-ce que j’ai travaillé avec eux ? Heureusement pour moi, non.

Cheryl Johnson

Photograph: Courtesy Montréal Plaza

Où mange Cheryl Johnson à Montréal ?

Je suis assez plate, je vais tout le temps aux mêmes endroits ! L’Express, c’est juste le genre de place qui vous fait sentir bien. Et ça été une source d’inspiration pour la Plaza, la manière dont notre menu est construit. J’aime aussi Jun I. Paloma, surtout parce qu’elle [Rosalie Forcherio] est l’une des nôtres, une dont les ailes ont commencé à se déployer. Et Moccione. Ce sont pas mal mes incontournables.

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